Luc Boussard: Quelle était la vie auprès d’Osensei ?
À Iwama, il y avait un instructeur qui s’appelait Saito. Il était fort et carré comme un taureau. Nous nous entendions bien. Monsieur Saito n’aimait pas du tout les pratiquants de Tokyo. Il y avait conflit entre Iwama et Tokyo. Mais ensemble nous avions une entente magnifique. Peut-être est-ce parce que je faisais tout ce que désirait maître Ueshiba.
Le matin au réveil, c’était la prière. Ensuite, nous commencions très tôt l’exercice, souvent seuls. Nous pratiquions surtout avec les armes. Ensuite, je préparais son bain ofuro. C’était l’époque ancienne, et préparer le ofuro prenait du temps. Il fallait mettre l’eau avec un seau, puis allumer le feu afin que l’eau chauffe. Un jour, après avoir préparé le ofuro, je dis : « Maître, votre bain est prêt ». Avant qu’il n’entre dans son bain, je trempai ma main dans l’eau afin de prendre la température. Il se mit soudainement en colère et me dit : « Tu as sali mon bain ». Je lui ai répondu que je ne faisais que vérifier la température. Il me dit : « Noro, tu as souillé mon bain. Observe la vapeur, ressens la température. Il faut jeter l’eau ». J’ai jeté l’eau et ai tout recommencé.
Il était ainsi. Assis, tout d’un coup il se mettait en colère. « Noro, tu ne comprends rien. » « Maître, qu’y a-t-il ? » « Maintenant je désire prendre une tasse de thé. » « Mais pourquoi ne m’avez-vous pas demandé ? ». Il se mettait alors plus en colère. « Il faut sentir. Tu dois sentir » « Ah d’accord », et j’allais faire le thé… Le lendemain, je lui apportais son thé avant qu’il ne le demande.
Son éducation m’invitait à développer mon intuition et à être attentif. Au milieu de la journée, Il enseignait les techniques de manière impromptue. Il aimait beaucoup parler de ses souvenirs et de ses expériences de vie.
Je cuisinais pour lui. À Tokyo c’était sa belle-fille. Si ce n’était pas moi ou elle qui cuisinait, il ne mangeait pas. Et pour s’endormir il fallait lui faire la lecture. Je lui faisais aussi des massages. Il avait un cancer du foie. Dans sa jeunesse il avait fait une sorte de bêtise. Son maître spirituel, Deguchi le poussait selon moi à faire des choses bizarres, il lui avait demandé de faire une compétition, un duel spirituel, à la vie à la mort, avec un yogi, et maître Ueshiba a accepté. Il n’a pas perdu, mais son foie est resté atteint. Donc tous les jours, il fallait lui masser le dos, lui faire du shiatsu, ce qu’il appelait reiki à l’époque.
Au début, je ne connaissais pas le shiatsu. Puis je me suis initié sur lui comme ceci et comme cela. Il n’était pas question de techniques, mais de comment faire pénétrer le Ki. C’est simplement cela. Même si au début je ne comprenais rien, un jour, tout d’un coup, son corps entier a été déplacé. « Noro, arrêtes, tu as compris. ». Son enseignement ne consistait pas à dire : « Il faut faire ceci, il faut faire cela ». Au contraire, il s’agissait d’apprendre par le corps et par la pratique. Lorsqu’il ressentait, il disait : « Noro, c’est ça. »
La nuit, il pouvait ne dormir que deux ou trois heures. Lorsque je dormais dans la chambre d’à côté, il me surprenait à ouvrir soudainement la porte et poussait un cri. Je me réveillais : « Maître, qu’arrive-t-il ? » « Noro, tu es mort. » « Ah! je suis mort. » Mais un jour, au moment où il arrivait devant la porte, j’ai senti son arrivée. Je me suis assis. Il est entré et je lui ai dit : « Maître bonjour. » Vous n’imaginez pas sa joie. Il a fermé la porte et est parti se recoucher. Puisque j’étais comme un garde du corps pour lui je sentais cette nuit il pouvait dormir tranquillement.
Se sentait-il menacé ?
Oui, je pense. Pas par des gens. Par quelque chose de diabolique. Sur son chemin spirituel, il y avait des obstacles. Il avait conscience que l’esprit du mal était partout. Lorsque j’étais à ses côtés je le sentais tranquille. Je suis resté avec lui comme ça pendant cinq ans. À Iwama, je m’occupais de sa femme, qui était malade et ne pouvait plus bouger. Et entre temps je m’entraînais.
Un autre jour, j’ai compris que dans la chambre il commençait à être nerveux. Je lui dis: « Maître, que vous arrive-t-il ? » « Noro, ne vois-tu pas ? L’âme du renard. Regarde là-bas. » « Où ? » « Tu ne vois donc pas ? Apporte tout de suite du sel. » J’ai apporté du sel qui au Japon est aussi purificateur. Il l’a attrapé et jeté en criant : « Disparaissez ! ». Il craignait quelque chose.
Un des premiers jours où nous étions tous les deux au bokken. Lorsqu’il frappa mon bokken, je reçu comme une décharge électrique ce qui me fit le lâcher instantanément. Il était triste. Il me dit alors de prendre le jo et me fit plusieurs attaques. Alors il sourit. Il me dit : »Noro, tu vas faire du jo. » À partir de là, j’ai eu des complexes sur ma pratique du bokken. Ma pratique n’était pas mauvaise du tout, je crois. Mais le premier jour ça s’est passé comme ça et il a dit : « Tu vas faire du jo. » « D’accord. »
À cette époque, à Tokyo, s’est ouverte la section de Ginza. J’ai rencontré là-bas beaucoup de personnes intéressantes, entre autres l’écrivain Mishima. À côté de notre section il y avait une salle de body building. Le professeur de Mishima lui disait : « Il y a la création de muscles tout gonflés, mais il existe aussi une autre façon de renforcer ses muscles. » Et je lui servis de modèle pour montrer cette bonne qualité musculaire. « Cette force là est quelque chose de très intéressant ». Et Mishima regardait. Nous ne sommes pas allés jusqu’à être de bons amis, mais nous avons finalement fini par nous entendre assez bien. C’était une bonne époque. Après les cours à Ginza, je rentrais à Wakamatsu, au Hombu dojo. Je faisais la navette entre Ginza, le Hombu dojo et Iwama. Mon emploi du temps dépendait de maître Ueshiba. À Tokyo, j’allais encore un peu à l’université, mais c’était la fin.
Interview de maître Noro en 1999 par Luc Boussard pour le Centre International Noro Kinomichi
Révisé par KINOMICHI.INFO
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L’ESPRIT DE LA VOIE
PARTIE 1 – La rencontre avec Osensei
PARTIE 2 – La vie auprès d’Osensei < LECTURE EN COURS
PARTIE 3 – La propagation de l’Aikido
PARTIE 4 – La filiation
PARTIE 5 – L’engagement du Maître