Jean Paoli: J’imagine que le processus de création du Kinomichi a été assez long, quand s’est-il imposé à vous ?
Tout d’abord il y a eu ce premier choc pour moi. Un accident de voiture en 1966 où j’ai été laissé pour mort. La vitesse me passionnait. Quand je suis revenu à moi, je me souviens bien, deux ou trois de mes élèves étaient à mes côtés qui me regardaient. Ils m’ont dit : « Vous avez eu un accident en voiture. » Tout le monde était très inquiet. J’étais allongé dans mon lit, tout de suite j’ai fait bouger un pied puis l’autre. Donc je pouvais faire quelques mouvements. La main droite pas de problème, la main gauche, paralysée, aucune sensation. J’ai demandé à parler à un médecin à qui j’ai demandé comment ça se fait que ma main ne réagit pas. Il m’a répondu : « D’ici quelques mois ça reviendra. » J’étais soulagé. J’avais conservé la possibilité de bouger. Mais durant ces moments de souffrance, je me suis posé beaucoup de questions. Je me disais : Qu’est-ce que c’est que cette vie-là ? Que suis-je moi-même ? J’ai dit au médecin que je voulais quitter la clinique dans une semaine, que je voulais faire des exercices pour développer mon corps de nouveau. Il ne voulait pas me libérer avant un mois. Ce n’était pas possible. Mais comme je faisais bêtises sur bêtises, il a fini par demander à mon élève de m’emmener ailleurs. J’ai commencé les exercices, j’ai demandé à Asai qui est en Allemagne de venir me rejoindre et je lui ai dit : « Asai, à partir de maintenant, exercices tous les deux. »
Dix jours après l’accident, je commençais les exercices, mais mon corps ne suivait pas. J’avais partout des cicatrices. Le choc avait été très dur, mais j’avais envie de m’en tirer. Je m’entraînais sans cesse, et dans le même temps je me questionnais encore, ma vie, cette énergie en moi. Que suis-je ? J’avais une énergie extraordinaire. Je sentais la flamme en moi. Je voulais dans mes exercices dépasser mes limites. Je ne pensais qu’en termes d’énergie. Je me rappelais les paroles de O’sensei : « Homme, ciel, terre. » Il disait souvent : « C’est cercle, carré, triangle. Le cercle c’est l’univers entier, le carré c’est la terre, le triangle c’est l’homme. L’harmonisation de ces éléments, c’est le Ki. » Tous ces exercices, je les faisais à partir du centre vital, le hara. C’est le moteur de l’énergie, de tout. C’est cette force qui est en contact avec le ciel et la terre. Je saisissais toujours plus les paroles de Morihei Ueshiba.
Un jour, plusieurs années après mon accident, comme je marchais dans la forêt, en regardant un arbre j’ai repensé à O’sensei qui avec sa main réalisait l’harmonie entre l’arbre et lui-même. Je m’interrogeais. Comment l’arbre réalise son énergie de vie ? Il puise sa force dans la terre par ses racines, elle passe par le tronc pour s’élever vers le ciel en créant un espace vital. C’est ça, c’est ça qu’il faut, me suis-je dit. Je cherchais partout comment réaliser l’équilibre dans mon corps, ça devenait plus clair. Si nous réalisions l’énergie entre ciel et terre. Si mon corps énergie est harmonisé avec le souffle de la terre. Ce n’est pas simple mais c’est là notre force de vie.
Un jour Graf von Durckheim, que je considérais comme mon ami, et dont je suivais l’enseignement, me dit : « Qu’elle est ton idée ? » Je lui ai répondu que le hara, c’est l’outil pour réaliser l’énergie. L’homme doit utiliser son énergie vitale centrée dans le hara. Pour se réaliser, il doit harmoniser cette énergie, la force de la terre avec la force du ciel. Pour vivre, notre force doit rester sur terre. Si nous élevons cette force vers le ciel, il nous renvoie sa force d’équilibre. La force du ciel passe par notre corps vers la terre ; les deux forces se rejoignant au cœur de notre corps. J’étais convaincu que tant que nous vivons, nous devons faire des exercices de terre-ciel pour garder cette énergie. En Aïkido, on parle également de centre vital. De fait, j’étais arrivé à une réalisation personnelle, parfois en opposition avec la pratique de mon maître Morihei Ueshiba. À ce moment-là, j’ai pensé qu’il fallait que je quitte l’Aïkido. Ce n’était pas facile à assumer. J’en ai parlé à mes proches. Je leur ai dit qu’avec l’Aïkido j’avais connu la réussite, mais que maintenant, le moment était venu de créer ma propre voie. Que je la nommais, Kinomichi, la voie de l’énergie. Que maintenant, la vie sera peut-être moins facile, moins confortable… J’aurais pu continuer à enseigner l’Aïkido, mais il aurait fallu que je triche avec moi-même. Inimaginable. En décidant de me lancer dans cette voie, je prenais des risques importants, notamment de ne pas être suivi par mes élèves. Il y avait beaucoup de raisons objectives que je puisse me tromper. Tant d’idées, parfois géniales, n’ont jamais abouti. Je pouvais me retrouver dans l’impossibilité de nourrir ma famille et même me retrouver mendiant…J’ai demandé à Odyle mon épouse ce qu’elle pensait du nom Kinomichi. Elle m’a répondu : « Kinomichi… Kinomichi…Ça va, c’est bien. » Voilà comment j’ai annoncé la création de ma voie.
C’était en 1979. Treize ans après mon accident, j’étais parvenu à la réalisation de ma propre voie. J’avais expérimenté pendant ces années un certain nombre de techniques de kinésithérapie pour retrouver mon équilibre. Le Kinomichi est fondé sur l’ensemble de cette expérience énergétique. Un mois plus tard, tous mes instructeurs sauf deux ou trois ont démissionné. J’ai aussi perdu la moitié de mes hakama, j’étais déçu, triste. Entre temps, j’avais eu des mots assez durs avec Kisshomaru Ueshiba concernant cette nouvelle organisation de mon enseignement, mais nous nous sommes finalement et définitivement réconciliés en 1986. Aujourd’hui, je suis très heureux que le Doshu Moriteru Ueshiba ait répondu favorablement à l’invitation de la FFAAA de venir diriger un stage en 2004 à Paris. J’avais prévenu ma famille que cela pouvait arriver. Maintenant il fallait reconstruire, mais sur de bonnes bases, lentement, avec le temps.
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Interview de Maître Noro Masamichi par Jean Paoli publié en décembre 2003 dans Aikido Magazine
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LE MOUVEMENT UNIVERSEL DU KI
PARTIE 1 – Jeunesse au Japon et Aïkido
PARTIE 2 – Genèse du Kinomichi < LECTURE EN COURS
PARTIE 3 – Les principes du Kinomichi